« Je n’avais plus aucun projet pour ce jour là, et c’est alors que j’ai subitement commencé à voir. » Le père d’Alberto Giacometti, qui était peintre, expliquait que pour devenir artiste il faut apprendre à voir. Mais, qu’est-ce que voir ? Qu’est-il nécessaire de faire pour vraiment voir ? Dans quelle disposition se mettre pour voir ?
Dans un petit livre, Jean François Billeter1 esquisse quelques propositions de réponses en commençant par la nécessité de s’arrêter.
Pour lui, l’arrêt est « un moment, voire un instant où notre activité change de régime » en cessant d’être intentionnelle. Ce moment peut prendre toutes sortes de formes, « nous nous immobilisons » ou « nous restons bouche bée » ou « notre regard se perd dans le vague et nous laissons la pensée suivre son cours »…
Billeter s’appuie notamment sur Bonnard et Giacometti.
Comme chez ces deux illustres artistes, ce que nous vivons à l’Atelier ce n’est pas seulement que nous laissons la pensée suivre son cours mais l’ensemble de notre sensibilité présente dans son expression créatrice.
Dès lors que le temps de création est ouvert, dès lors qu’il est annoncé, chacun sait ou sent que nous entrons dans un autre espace.
Un changement de régime est en cours.
Ce passage est assez subtil. « On ne peut pas chercher intentionnellement à ne plus avoir d’intention, se dit-on. Il faut en effet que cela se produise. Tout ce que nous pouvons faire est de favoriser ce décrochage par une certaine disposition, en desserrant d’avance les freins » jusqu’à ce qu’une « autre forme d’activité prenne le relais ».
Dans notre expérience de l’expression créatrice nous ne dirions pas qu’il s’agit nécessairement de ne plus avoir d’intention. Nous considérons seulement qu’elle ne prime plus. Ce n’est plus la focalisation sur un but à atteindre qui importe.
Notre présence passe au premier plan.
Notre présence sensible.
Cette présence à notre sensibilité est stimulée par la texture colorée de pelotes de laine, l’humidité moelleuse d’une argile, le bruit feutré d’un fusain sur une feuille de papier ou la résistance particulière d’un fil de fer. Elle est stimulée aussi par la présence des autres à leur propre sensibilité et par l’animateur (ou les animateurs) qui veille à ce que cela soit possible, qui maintient les conditions de cette expérience.
Rémi Labrusse avait tenté de décrire ce qu’il percevait de la façon de dessiner de Bonnard. Il évoquait la main du peintre qui, « loin de s’enorgueillir », se « laissait porter » par « le flux montant de la réalité », par « cette source qui submerge la perception autant qu’elle la nourrit ».
Dans une de ses notes de carnet, Bonnard expliquait : « Je suis très faible. Il m’est difficile de me contrôler devant l’objet ».
Labrusse propose deux interprétations de cet aveu : « l’expression morale d’humilité » et la « description psychologique de la sensation produite par trop d’émotion ».
En lisant cette description, Billeter a « compris ce qui l’a toujours attiré dans les dessins de Bonnard, ce qu’il a cherché en dessinant lui-même (…) et qu’il a finalement trouvé par d’autres voies » :
voir, véritablement voir, nécessite de « ne plus être celui qui regarde distraitement les choses qu’il croit connaître » mais devenir « à la suite d’un renversement complet, le témoin immobile et comblé d’une réalité agissante ».
« Les dessins de Bonnard étaient la trace de tels moments d’émerveillement. »
« Il pratiquait l’arrêt par habitude, comme le font tous les peintres quand ils veulent voir. Il était immobile, comme quiconque voit ».
De son côté, dans différents entretiens, Giacometti a affirmé qu’il « est essentiel de travailler sans idées, préconçues, sans savoir d’avance à quoi la toile va ressembler ».
« C’est très important d’éviter toute idée préconçue, d’essayer seulement de voir ce qui existe ».
Lorsqu’il parle par exemple de la période où les figures féminines qu’il façonnait entre ses doigts, devenaient de plus en plus petites et finissaient par être minuscules, il précise : « je faisais ça malgré moi. Je ne comprenais pas. Je commençais grand. Je finissais minuscule ».
Il était donc dans cet état d’expression créatrice où quelque chose se manifeste à travers nous et malgré nous.
Cela ne peut advenir si nous sommes focalisés sur un but qu’il faudrait atteindre, un résultat qui se devrait d’être comme ceci ou cela, qui se devrait de procurer tel ou tel effet.
Il ne s’agit pas de nous raconter des histoires : nous agissons généralement de façon intentionnelle et il est tout à fait légitime d’avoir envie de produire par exemple un contraste étonnant ou de traduire un sentiment de tel type. Nous pouvons aussi avoir envie de démontrer par nos choix de matériaux et nos gestes à quel point nous sommes révoltés ou apaisés.
Mais ce que nous vivons en créant, ce qui advient, est d’une toute autre nature, lorsque notre curseur interne n’est pas bloqué sur la position « résultat à atteindre ».
Pierre Taïgu Turlur2 décrit un phénomène similaire dans le travail sur soi : « à cause de notre concentration intense, la totalité du paysage, s’est évanouie. Nous sommes bien trop préoccupés et nous en faisons trop (…) Nous nous inquiétons trop, et la vue panoramique, à ce moment, nous échappe complètement. Afin d’ apprécier simplement le paysage, de le goûter, d’être heureux d’être là, il nous suffirait d’adoucir notre regard. Dans la compréhension traditionnelle, la concentration est associé à l’intense convergence des sens et de la pensée sur un seul point, une sorte de focalisation de l’être tendu tout entier dans un effort ».
« Au lieu de concentrer l’attention sur un seul point, Pierre Taïgi Turlur invite à laisser cette même attention, s’épanouir et fleurir dans l’espace (…) » avec un regard qui « ne se donne aucun but, ne court après aucun profit ou gain, un regard qui ne se soucie ni de perdre ni de gagner ».
Il précise plus loin le caractère joyeux, même amoureux et pétillant de ce regard non focalisé sur les craintes et objectifs.
Giacometti disait aussi « cela vaut la peine pour moi de travailler, même si il n’y a aucun résultat pour les autres. Je le fais pour ma vision à moi. Cette aventure je la vis bel et bien. Qu’il y ait un résultat ou non, que voulez-vous que ça me fasse ? »
Il ne rejetait pas la notion de jugement de valeur. Le regard qu’il portait sur son travail pouvait même être très dur. Mais ce qui lui importait se situait ailleurs : « Qu’à l’exposition il y ait des choses réussies ou ratées, cela m’est indifférent. Comme c’est raté de toute manière pour moi, je trouverais normal que les autres ne regardent même pas. Je ne demande rien, sinon de continuer éperdument. »
À l’Atelier nous voulons nous tenir éloignés de l’idée de raté ou réussi, nous invitons à traverser les jugements qui viennent sans leur accorder une importance …
« Continuer éperdument » à laisser émerger sa vision et vivre cette aventure unique, avec d’autres personnes traversant leurs propres aventures uniques,
c’est ce que vous vivez bel et bien, vous aussi, à l’atelier.
c’est ce que nous vous souhaitons de retrouver, de découvrir si vous n’êtes jamais venus, ou de redécouvrir.
Tarifs : 22€ la séance, 17€ si abonnement à 6 séances (102€)
Tarif : 60€, le repas sera pris sur place, en auberge espagnole
1 Bonnard, Giacometti, P. de Jean François Billeter, Éd. Allia, 2023
2 Apprivoiser l’éveil, de Pierre Taïgu Turlur, Éd. Albin Michel, Spiritualités vivantes, 2018